Autisme bureaucratique contre réalité sociale
Prise de position parue dans le 24 Heures du 21-12-04

«Jusqu'où faudra-t-il aller, après l'engagement de la population, des politiques, des associations, des médias, des artistes, des Eglises?»

Si'il n'était l'extrême précarité affective dans laquelle se trouvent les «523», on observerait avec l'oeil de l'ethnologue le fonctionnement de nos institutions et le durcissement des fronts, en somme la balkanisation annoncée du canton.

Décidément le fédéralisme engendre de curieux effets. A l'heure où beaucoup dans le canton se battent pour régler dignement le sort des déboutés, la Confédération nous traite en sous-préfecture et rappelle sèchement à l'ordre ces irréductibles Vaudois. Ainsi nous devrions résolument continuer à faire de l'épicerie, le calepin à la main, le crayon sur l'oreille, tout à séparer le bon grain de l'ivraie. La douteuse transaction entre le Château et Berne aura pris un tour de marchandage sordide: «Je vous prends les meilleurs et vous éliminez le reste.» Que voulez-vous, à l'aune des valeurs fondatrices helvétiques, certains ont fait tout faux. Ils n'ont pas travaillé régulièrement (en ont-ils eu l'occasion?), ne parlent qu'imparfaitement le français et ont conduit leur véhicule avec un permis non reconnu. De plus tout le monde admet qu'il ne s'est jamais rien passé à Srebrenica et que la cité radieuse attend le retour des siens...

Répétons-le ici haut et fort. Pas question de faire de l'angélisme, la Suisse ne pouvant bien entendu pas assumer toute la misère du monde et accueillir sur son sol tous les réfugiés de la planète.

Mais là encore le syndrome de l'épicier nous rattrape: à force d'établir des catégories, on y perd son âme. On ne jouera pas ainsi impunément le juridisme contre la cohésion sociale.

Les acteurs de ce psychodrame sont à cran. A commencer par les déboutés encore suspendus pour certains à la réponse vraisemblablement négative de l'ODR (Office fédéral des réfugiés). A continuer par le Conseil d'Etat qui, à plusieurs reprises, a su jouer l'ouverture, mais dont le responsable du dossier affirme toujours haut et fort que les renvois, y compris sous mesures de contrainte, sont inéluctables. A poursuivre par les associations de soutien qui n'hésitent pas à cacher des personnes, à en loger certaines dans des églises et ne renonceront pas à résister le moment venu. Le Grand Conseil n'est pas en reste, dont la majorité s'oppose clairement aux mesures de contrainte et dont beaucoup cherchent jour après jour l'ultime démarche institutionnelle pour débloquer la situation.

Toutes ces énergies viennent se briser contre l'autisme bureaucratique des instances fédérales. Ce juridisme monomaniaque constitue une perversion du droit. Si une association telle qu'Amnesty International engage sa crédibilité et ses compétences en matière de droit d'asile pour obtenir à ce jour des résultats dérisoires sur des dossiers réexaminés et actualisés, où est le problème?

Jusqu'où faudra-t-il aller, après l'engagement de la population, des politiques, des associations, des médias, des artistes, des Eglises?

Parlons clair: nous ne sommes pas ici dans la définition et l'application d'une politique d'asile future, qui devra savoir s'intégrer à une vision européenne faite aussi de rigueur.

Nous sommes en train, désespérément, laborieusement, de tenter de liquider -- avec dignité -- le passé, les années durant lesquelles des dossiers se sont empilés pendant que des personnes s'installaient dans la précarité.

Nous portons la responsabilité d'avoir donné de faux espoirs à ceux qui ont emprunté le chemin de l'exil, d'avoir laissé traîner les choses pendant des années: on ne renvoie pas de la même manière des humains à leur improbable destinée selon qu'ils ont foulé le sol du canton depuis trois mois ou depuis dix ans. Ce ne sont pas la petite Selma et son frère Zafir, élèves d'un collège vaudois, qui me contrediront. Leur vie est ici. Ce que nous ne sommes pas prêts à faire pour leurs parents, faisons-le au nom des enfants.

Une solution -- pourquoi pas globale -- s'impose d'urgence pour les 523, issue d'une éthique politique faite de responsabilité et de cohérence. Joyeux Noël!

DENIS-OLIVIER MAILLEFER, député socialiste